Entretien avec le philosophe coréen Do-ol.
Do-ol (도올) est le pseudonyme du philosophe sud-coréen contemporain Kim Yong-Ok. Considéré en Corée du Sud comme étant le principal philosophe débattant de sujets contemporains et traitant de la philosophie orientale dans le but de l'exposer au grand public, il est entre autre reconnu pour ses conférences sur le Diamond Sutra et Lao Tseu. En plus de sa vocation de philosophe, il a travaillé à l'écriture et à la direction de films orientaux. Bien que ses théories philosophiques ne soient pas complètement acceptées par les cercles de philosophes occidentaux et orientaux, il n'en est pas moins une figure et une référence fondamentale pour de nombreux mouvements de la philosophie orientale.
Pourriez-vous brièvement nous exposer votre parcours ?
Naturellement. Je suis né dans une famille chrétienne, qui était avant tout une famille d'érudits. Mon père était médecin et ma mère une chrétienne dévouée. J'ai commencé ma formation à l'université privée de Corée, en tant qu'étudiant en biologie. J'ai ensuite étudié la théologie et j'ai eu vaguement l'idée pendant un temps de devenir séminariste. En fin de compte je me suis tourné vers la philosophie, dans la mesure où celle-ci ne nécessite aucun prérequis, vous pouvez plus facilement que dans d'autres domaines universitaires développer vos propres pensées. J'ai donc commencé mon cursus en philosophie à l'université privée de Corée pendant quatre ans, puis à partir de 1972 je l'ai continué à l'université de Taipei. Durant cette même période il se trouvait de nombreux universitaires chinois qui menaient leurs recherches à l'université de Taipei car la Chine, encore plus qu'aujourd'hui, était un régime extrêmement autoritaire. J'ai donc eu la chance d'évoluer au contact d'universitaires très réputés qui m'ont grandement appris. A Taipei, j'ai eu l'occasion de terminer ce qu'on appelle aujourd'hui un master consacré aux grands philosophes classiques chinois en me spécialisant sur la question du Taoïsme. Ensuite, j'ai décidé de tenter l'université de Tokyo. A cette époque c'était une grande fierté pour un coréen de montrer qu'il était capable de rentrer à l'université de Tokyo. Je me suis donc concentré sur l'apprentissage de la langue japonaise pendant quatre mois, puis j'ai réussi l'examen d'entrée. Enfin, j'ai étudié à Harvard pendant six ans où j'ai obtenu mon doctorat suite à mon étude sur le Wang Fu Zhi (王夫之).
En tant que philosophe, quel regard critique portez-vous sur la Corée du Sud aujourd'hui ?
Le principal problème que rencontre aujourd'hui la Corée du Sud est l'emprunte laissée par la domination coloniale japonaise puis par la domination, plus subtile mais néanmoins présente, des États-Unis. Nous n'avons jamais pris un recul suffisamment profond sur notre passé et beaucoup de coréens aujourd'hui sont conservateurs. Le concept de conservatisme ici en Corée signifie que l'on est pro-Etats-Unis, chrétien, anti-communiste, pro-japonais. Mais cela signifie également que l'économie est ce qui importe le plus, et notre économie est aujourd'hui fortement dépendante des États-Unis. Nous avons par conséquent besoin d'une pensée nouvelle, nos enfants n'ont rien à voir avec nos maux passés et nous devons nous en débarrasser pour aller de l'avant. Mais malheureusement les problèmes découlant de l'invasion japonaise, de la guerre de Corée et des dictatures passées ne sont pas résolus. La Corée du Nord, elle, a liquidé son passé. Tandis que nous, Sud-Coréens, bien qu'ayant eu plusieurs occasions, ne l'avons jamais fait. Kim Dae-Jung, notre huitième président, a aidé à la croissance économique mais il était trop tourné vers l'occident et quelque peu régressif dans ses idées. Notre pays a, au fur et à mesure, suivit la vision du FMI et la presse a adopté un point de vue de plus en plus conservateur. Les conservateurs remportent toujours les élections ici en Corée du Sud, ils sont d'ailleurs actuellement au pouvoir.
Qu'est-ce qui devrait être fait pour répondre à ces enjeux que vous mentionnez?
Nous avons passé beaucoup de temps à étudier les systèmes politiques et économiques de l'occident, mais il est temps pour nous de mettre en place des standards qui nous sont propres culturellement. Selon moi, par exemple, les coréens ne peuvent être chrétiens. Le christianisme n'est pas simplement une religion, c'est une culture et un mode de vie qui forme une civilisation dans son entièreté. Et les coréens ne peuvent pas le comprendre très profondément, tout comme les européens ne peuvent comprendre tout ce que le bouddhisme implique culturellement. Nous devons nous évertuer à réellement comprendre la société occidentale et mettre en place un système politique et sociétal qui nous est propre. Car même notre perception de la société occidentale est biaisée.
Une autre réponse à ces enjeux serait la réunification des deux Corées. Cela ne signifie pas nécessairement une fusion complète, mais au moins une communication transparente. Les conservateurs sont contre cette idée, car ils pensent que si cet événement survient ils risquent de perdre le pouvoir. Mais si nous ne réussissons pas cette réunification, notre économie continuera d'être contrôlée par le système occidental et avant tout celui des États-Unis. Pour éviter cela nous avons besoin d'une stabilité politique totale qui ne peut survenir sans unification des deux Corées. Ceci signifie que dans un premier temps nous devons accepter et admettre le système politique qui se trouve en face de nous. Nous devons cesser de les diaboliser et les intégrer progressivement. Si nous les intégrons, leur système commencera progressivement à changer.
Pour changer complètement de sujet, vous avez beaucoup travaillé sur le confucianisme en Asie et comment ce dernier affecte les cultures asiatiques. Pourriez-vous brièvement nous expliquer ce qu'est le confucianisme ?
Si on veut définir le confucianisme voici la première question qu'il est nécessaire de se poser : Le confucianisme est-il ou non une religion ? Une religion est définie par la croyance en un être transcendantal. Si nous collons à cette définition, alors le confucianisme n'est pas une religion. Mais si nous admettons que la religion est également une manière de penser, un mode de vie, une culture en soi, alors le confucianisme peut être identifié comme une religion. La chrétienté est une culture qui est liée à l'au-delà. Dans le christianisme la vie sur terre n'est pas la plus importante. Le confucianisme, au contraire, est une croyance beaucoup plus connexe à la terre. C'est une religion très ancrée dans le temps et l'espace, ainsi notre vie sur terre est la plus cruciale. Chacun de nous devient responsable de ses actions, quand dans le christianisme il est possible d'expier ses péchés. Le confucianisme est une croyance plus connectée à la réalité de l’existence humaine. En fait la Corée est aujourd'hui le principal pays confucianiste, car les valeurs confucianistes de la Chine ont disparues après sa révolution. Le confucianisme vénère les ancêtres et accorde beaucoup d'importance à des valeurs comme la modestie et l'amitié. Ces valeurs se retrouvent souvent dans les dramas coréens, qui mettent en scène des familles coréennes confucianistes.
Comment cette tradition confucianiste et les valeurs actuelles de l'économie libérale cohabitent-elles aujourd'hui dans la société coréenne ?
Pour moi l'économie de marché ne présente rien de particulier, c'est simplement une nécessité dans l'organisation des sociétés humaines depuis bien longtemps. Le problème principal réside dans l'économie basée sur des valeurs capitalistes. Car le capitalisme représente une sorte de fraude, notamment quand on voit le système bancaire actuel. Il est absolument inacceptable que des différences aussi exorbitantes existent entre les gens. Le capitalisme peut être très efficace pour créer une soi-disant civilisation, mais poussé à l'extrême il est toxique. Nous avons donc besoin de moralité pour contrebalancer le poids culturel du libéralisme. Nous avons besoin d'une éducation, nous devons transmettre des valeurs de partage et d'altruisme. Notre croyance traditionnelle est de remplacer au fur et à mesure « l’artificialité » par la « naturalité ». Les coréens sont très fiers de leurs accomplissements économiques mais nous sommes allés trop loin dans notre volonté d'imiter l'occident. Nous faisons tellement confiance à notre système concurrentiel, que notre héritage confucianiste doit être enseigné et compris par notre population, afin de remplacer les valeurs toxiques de l’économie libérale par des valeurs plus saines.
En effet une poignée de compagnies détiennent le pouvoir ici en Corée du Sud, que pensez-vous de cela ?
Cela signifie que nous ne sommes plus complètement un système capitalisme, car ce dernier suppose une libre-concurrence entre une multitude de sociétés et d'entreprises. Aujourd'hui en Corée du Sud seulement trois ou quatre mastodontes sont responsables de la quasi-totalité du PIB du pays. Pour être devenues aussi puissantes il est évident que ces sociétés jouissent d'un certain soutien étatique depuis longtemps maintenant. C'est très dangereux car si un jour une de ces sociétés s'effondre, les conséquences économiques seraient désastreuses, le pays tomberait avec elle. C'est pour cela que plus avant je parlais d'unification, pour survivre nous devons étendre et agrandir notre marché.
Puisque nous évoquons le développement économique, pensez-vous que l'existence de régimes autoritaires soit nécessaire au développement économique ici en Asie ?
Pas nécessairement. Certains universitaires soutiennent cette thèse, mais je dois admettre qu'en ce sens les pays asiatiques devraient se rapprocher des systèmes occidentaux. Nous avons besoin de systèmes plus coopératifs. Nous n'avons aucun régime complètement démocratique en Asie car le Japon, premier pays développé dans la région, n'a pas montré l'exemple. En effet Mac Arthur n'a jamais renversé le système impérial et aujourd'hui encore l'empereur ne dispose théoriquement d'aucun pouvoir mais dans les faits il bénéficie d'une puissance morale extrêmement forte. C'est lui qui est à la tête des conservateurs. Ainsi le Japon n'est pas un pays complètement démocratique, bien qu'il en ait l'air.
Vous parlez très librement du système sud-coréen. Vous devez souvent avoir affaire aux médias, comment ceux-ci fonctionnent-ils en Corée ?
La qualité des médias meurt à petit feu. Avant les médias indépendants étaient très puissants mais aujourd'hui 99% des chaînes télévisées sont pro-gouvernement.
Quel est votre but aujourd'hui ?
La Corée du Sud est un pays qui s'est très rapidement adapté aux changement. Les statuts des femmes et des enfants ont beaucoup évolués par exemple. Et c'est très positif, mais nous ne devons pas perdre nos valeurs confucianistes d'altruisme, de respect et de gentillesse au profit de valeurs plus individualistes développées par l'occident avec l'ère du capitalisme. J'essaye donc d'enseigner ceci. Nous avons deux ans avant les prochaines élections et nous devons mettre ce temps à profit pour enseigner aux gens l'importance de notre culture, afin de changer cette mentalité conservatrice qui nous empêche d'aller de l'avant ainsi que ces valeurs capitalistes dont la société coréenne s'imprègne de plus en plus. J'espère que ça fonctionnera.
Une dernière question : il vous a été demandé d'écrire un livre qui sera traduit en français, pouvez-vous nous dire brièvement de quoi il s'agit ?
Oui, comme peu de personnes en France connaissent la culture coréenne, ce qui est normal, j'ai été invité à écrire un livre spécialement destiné à un public français. Ce sera un livre très court qui servira d'introduction à notre histoire, à notre système de croyance, à nos valeurs, à notre problème d'unification. Je devrais pouvoir le finir en mars, il sera donc normalement traduit puis édité en automne 2016.
Propos recueillis par Inès Kalfsbeek pour Bienvenue en Corée du Sud